L'émotion avant le verbe: comment devenir acteur. Al Pacino dans Looking For Richard
- QUATRIEME MUR

- 6 juil. 2023
- 6 min de lecture

Une des questions récurrentes que l'on pose à un acteur est: « comment faites-vous pour retenir tout votre texte? Moi, je n'arrive même pas à retenir ma liste de courses...»
Or, voici un scoop: les acteurs aussi ont du mal à retenir leur liste de courses, ils ne sont pas hypermnésiques. Une liste de courses restera toujours une liste de courses, personne ne veut apprendre ça par cœur, Dieu merci il existe les post-it. Les textes dramatiques, ça n'a rien à voir. La différence fondamentale étant que l'un est chargé de sens et d'émotions et pas l'autre.
Si vous vous souvenez toujours dans les moindres détails de votre dernière dispute, c'est parce que vous étiez impliqué émotionnellement dans la situation. Si vous êtes passionné de moteurs de voiture, et que vous m'expliquez à moi profane pourquoi tel moteur est plus puissant que tel autre, c'est parce que vous connaissez votre sujet. Les arguments arrivent d'eux-mêmes, car vous savez de quoi vous parlez.
Donc à la question « comment faites-vous pour retenir votre texte? », un acteur répondra que c'est d'abord en en comprenant son sens, sa logique, et les émotions qui en forment sa structure.
Ce faisant, non seulement on s'éloigne du danger des trous de texte (personne n'a de trous de texte dans la vie, n'est-ce pas?), mais également, on intéresse son auditoire parce que l'on ne déclamera jamais. Au contraire, on sera animé d'un feu puissant. Que la scène soit dramatique ou très conversationnelle, on sera vivants, donc fascinants à regarder. Ce qui m'amène donc à aller plus loin dans ce blog que simplement aborder la bonne méthode pour apprendre un texte. Non, la vraie question sera: "comment fasciner son spectateur?" Comment l'empêcher de regarder sa montre au bout de 5 minutes de spectacle?
Tout est dans le titre: en faisant passer l'émotion avant le verbe. Il faudra tout simplement arrêter d'être un "bon élève" dans tout le sens péjoratif du terme, et enfin devenir acteur.
Al Pacino dans Looking For Richard (Al Pacino, 1997).
Dans ce docu-fiction passionnant, Al Pacino rend hommage au génie de Shakespeare, et plus précisément à sa formidable pièce Richard III.
Cette pièce, un classique parmi les classiques, raconte l'ascension jusqu'au trône de Richard III, qui pour arriver à ses fins, n'hésitera pas à trahir et assassiner les siens. Richard III est un être abject, difforme physiquement, et très malin. Il est aussi quelqu'un ayant une mauvaise estime de soi due à son physique ingrat, mais dans un esprit revanchard, veut lui aussi avoir droit au gâteau: goûter aux joies du pouvoir, de l'argent et de la chair. Voilà un personnage ayant différentes choses à défendre pour un acteur en terme de traumas, d'aspirations professionnelles et de caractère.
Dès le début de son docu-fiction, Pacino fait preuve d'une admiration sans borne pour Shakespeare. Or, il s'étonne que ses oeuvres aient une si mauvaise réputation auprès du public qu'il interviewe. Tous s'accordent à dire qu' « aller voir une pièce dans un vrai théâtre et tout et tout, c'est quand même archi chiant».
Aïe.
Que vaut à cet immense auteur cette appréhension des spectateurs ?
Ils trouvent tout simplement qu'en règle générale, au théâtre, « les acteurs, ça déclame, et grand Dieu, ça emmerde tout le monde, et en plus on comprend rien à ce qu'ils disent, ils font blablablablablabla et on y comprend rien ».
On pourrait alors se dire: "les gens sont bêtes. Ils comprennent rien à Shakespeare, on peut rien pour eux!". Faux. Les gens ne demandent qu'à s'immerger dans ce genre d'histoires bourrées de sang, de sexe, de trahisons, de meurtres, Shakespeare est après tout le meilleur scénariste de tous les temps.
Le théâtre, c'est extraordinaire. Extraordinaire. Si l'émotion nous parvient. Si l'on comprend les enjeux d'une scène. Si on est impliqués émotionnellement dans ce qu'il se passe devant nous sur les planches.
Le problème, c'est lorsque les acteurs déclament. Car ce faisant, ils érigent entre les spectateurs et eux une barrière d'ennui. Car déclamer équivaut à faire passer le verbe avant l'émotion. Quand on déclame, on pourrait réciter l'alphabet ou du Shakespeare, tout est fait sur le même ton. Aucune émotion mise en avant, juste le texte. Or, si l'on veut se délecter du texte seulement, autant lire la pièce !
Après ces retours de la rue pas franchement concluants, Pacino va donc voir une spécialiste du célèbre auteur pour avoir son avis sur la question. Celle-ci lui explique que « selon la tradition » le texte de Shakespeare doit être dit en utilisant « le pentamètre iambique », un type de vers utilisé dans les poésies grecques, anglaises et allemandes. Je vous passe l'explication de ce qu'est exactement le pentamètre iambique, mais disons que ça pousse les acteurs à déclamer les alexandrins en appuyant sur telle et telle syllabe par intervalles.
Et alors que Pacino lui-même est pas archi emballé mais trop poli pour le dire, l'universitaire spécialiste du dramaturge entreprend de déclamer une partie du premier monologue de Richard III, façon pentamètre iambique.
Nul besoin d'être analyste comportemental pour s'apercevoir que même Pacino trouve ça barbant. Car en respectant une règle aussi surannée que celle du pentamètre iambique, le verbe est passé avant l'émotion.
Je n'ai rien contre cette règle dans l'absolu, mais il est dangereux de dire que les textes de Shakespeare « doivent » être dit de cette manière. Si tel metteur en scène est fan du procédé, pourquoi pas ? Mais si tel autre ne le veut pas, que l'on ne vienne pas lui dire que c'est blasphématoire. Ce qu'il veut, c'est juste faire vivre aux spectateurs l'émotion du texte, et ne pas lui faire une lecture vivante de la pièce.
Ainsi, pas convaincu, Pacino remercie l'universitaire et enchaine tout de suite avec une séquence dans un autre décor où lui-même nous interprète ce monologue magnifique en en jouant avant tout l'émotion pure et dure du personnage, sans s'encombrer du pentamètre iambique ou de tout autre effet de voix fabriqué, mécanique, extérieur, théâtral.
Et là, magie: en dix secondes à peine, on voit un personnage qui souffre à l'esprit malade se matérialiser à l'écran. Dans ses mots, dans ses phrases, on comprend tout, même si certains mots de vocabulaire nous échappent. On en oublie qu'il s'agit d'alexandrins. En une seconde, là où l'universitaire avait endormi son auditoire, Pacino le laisse subjugué par l'intrigue fascinante qui se profile à l'horizon. Il a réussi à faire vivre quelque chose au spectateur, à retranscrire les tourments et l'esprit taré de Richard III.
Pourquoi ? Parce que Pacino a fait passer l'émotion avant le verbe.
Voir un acteur jouant l'émotion avant le verbe équivaut à voir un étranger dont on ne comprend pas la langue, assis sur un banc à côté de soi dans un parc, apprendre la mort de sa mère par téléphone. Vous ne comprendrez pas un traitre mot de ce qu'i dit, et pourtant vous ressentirez de l'empathie pour lui car vous comprendrez qu'il vit un drame.
Quand l'émotion vous parvient, le verbe aussi, et même si certains mots vous échappent, ils ne vous manqueront pas. Mais quand le verbe vous parvient sans l'émotion, vous décrochez et vous tortillez sur votre siège en attendant la fin de la pièce.
Les mots ne sont que le symptôme de l'émotion. La partie visible de l'iceberg. Quand on parle, c'est parce que l'on veut dire quelque chose. C'est de là qu'il faut partir.
Déclamer revient à tendre un bouquet de fleurs à notre fiancée sans engagement, sans flamme dans les yeux, comme on lui tendrait un paquet de chips. Si le geste n'est pas sous-tendu par l'émotion qui l'accompagne, il n'est rien d'autre que mécanique, vide et sans saveur.
Au QUATRIEME MUR, nous n'apprenons pas seulement aux acteurs à jouer devant une caméra. C'est bien trop réducteur. Nous avons une admiration sans borne pour Scorsese, Shakespeare, Audiard, Molière -et la liste est encore longue- et nous partons du principe que chacun d'entre eux doit être joué à fond, pied au plancher, avec la même crédibilité, la même aisance.
Au QUATRIEME MUR prime la volonté de professionnalisme. Nous insistons sur le fait que la carrière d'un acteur le fera sans cesse basculer d'un univers à un autre: théâtre, cinéma, télévision, publicité. Il faut donc savoir jouer tout court, que cela soit sur les planches ou devant une caméra. Et surtout ne pas se perdre ou se mentir à soi-même en proposant aux spectateurs un spectacle dont, on le sait au fond de soi, on n'aimerait pas soi-même en être le spectateur.
Comme le disait Marlon Brando : « mon boulot, c'est que le spectateur ne pense plus à piocher dans ses popcorns quand je passe à l'écran. »



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